Revirement de jurisprudence : Possible reprise des engagements passés pour une société en cours de formation même sans mention expresse

Revirement de jurisprudence : Possible reprise des engagements passés pour une société en cours de formation même sans mention expresse

Cass.com., 29 novembre 2023 – n° 22-12.865 F-B

 

Ce qu’il faut retenir :

Opérant un remarquable, mais attendu, revirement de jurisprudence, la Cour de cassation reconnaît désormais au juge le pouvoir d'apprécier souverainement la commune intention des parties s’agissant d’un acte conclu, sans mention expresse et explicite, au nom et pour le compte d’une société en formation afin de permettre, si telle était la commune intention des parties et nonobstant une défaillance rédactionnelle, la reprise par cette dernière des engagements ainsi souscrits, post-immatriculation.

 

Pour approfondir :

Aux termes des articles 1842 du Code civil et L. 210-6 du Code de commerce, une société ne jouit de la personnalité morale qu’à compter de son immatriculation au registre du commerce et des sociétés. Il en résulte assez naturellement qu’une société non encore immatriculée n’a pas la capacité juridique pour contracter. Or, le démarrage de toute activité économique rend indispensable la passation de certains actes élémentaires tels que l’ouverture d’un compte bancaire ou la conclusion d’un contrat de bail. Ce sont dès lors usuellement les fondateurs qui sont amenés à les conclure, au nom et/ou pour le compte de la société en formation.

 

À cet égard, le législateur a institué une procédure dérogatoire de reprise des actes ainsi passés dans l’intérêt de la société en formation. S’agissant des sociétés commerciales, il résulte des termes du second alinéa de l’article L. 210-6 du Code de commerce que les personnes qui ont agi au nom ou pour le compte d'une société en formation avant qu'elle ait acquis la jouissance de la personnalité morale sont tenues solidairement et indéfiniment responsables des actes ainsi accomplis, à moins que la société, après avoir été régulièrement constituée et immatriculée, ne reprenne les engagements souscrits. Ces engagements sont alors réputés avoir été passés, dès l'origine, par la société elle-même. L’interprétation de ces dispositions par la Haute Juridiction a donné lieu à une jurisprudence rigoureuse abondante mais constante. La Cour de cassation jugeait en effet jusqu’alors que ne sont susceptibles d'être repris par la société après son immatriculation que les engagements expressément souscrits « au nom » ou « pour le compte » de la société en formation, et que sont nuls les actes passés « par » la société, peu important qu’il ressorte des mentions de l'acte ou des circonstances que l'intention des parties fût que l'acte soit accompli en son nom ou pour son compte. La rigueur de la jurisprudence témoignait d’une formule quasi-sacramentelle.

 

À l’aune de la jurisprudence établie, la Cour d’appel de Dijon, par un arrêt en date du 6 janvier 2022, avait fait droit à la demande d’un associé qui sollicitait l'annulation d’un bail commercial consenti à une société X, alors en formation, et signé en dernière page par les « représentants » de la société dénommée X. La Cour d’appel de Dijon avait alors notamment retenu que les futurs associés n'avaient pas agi pour le compte de la société en formation en leur qualité d'associés pour prononcer la nullité du bail et écarter toute possibilité de reprise par la société, post-immatriculation. L'acte litigieux précisait pourtant par ailleurs que la société était « en cours d'identification au SIREN » et que l’opération était réalisée au nom et pour le compte de la société en formation.

 

Par un arrêt de cassation en date du 29 novembre 2023, publié au Bulletin, la Chambre commerciale a opéré un revirement de jurisprudence marquant un assouplissement des conditions permettant la reprise d’un acte passé dans l’intérêt d’une société en formation. Non sans une certaine pédagogie, la Cour de cassation y rappelle d’abord l’exigence qui était la sienne et les raisons qui la justifiaient. La Haute Juridiction admet toutefois que sa jurisprudence a parfois été instrumentalisée, à dessein, par des parties souhaitant se soustraire à leurs engagements.

 

Reconnaissant enfin que l’exigence selon laquelle l'acte doit, expressément et à peine de nullité, mentionner qu'il est passé « au nom » ou « pour le compte » de la société en formation ne résultait pas explicitement de la loi, la Chambre commerciale finit par introduire la nuance qu’il manquait à la jurisprudence adoptée ces dernières années. La Haute Juridiction revient donc sur sa position en reconnaissant au juge le pouvoir d'apprécier souverainement, in concreto, si la commune intention des parties n'était pas que l'acte fût conclu au nom ou pour le compte de la société en formation et que cette société puisse ensuite, après avoir acquis la personnalité juridique, décider de reprendre les engagements souscrits nonobstant une rédaction défectueuse.

Rappelons enfin que si les conditions de la reprise des actes par la société une fois immatriculée sont réunies, cette reprise peut ensuite intervenir selon différentes modalités, à savoir (i) une reprise automatique du seul fait de l’immatriculation s’agissant des actes passés avant la signature des statuts et recensés ou annexés à ces derniers, (ii) une reprise automatique s’agissant des actes passés accomplis en vertu d’un mandat entre la signature des statuts et l’immatriculation ou encore (iii) une reprise expresse par décision explicite et spéciale des associés.

 

A rapprocher : Article 1842 du Code de commerce ; Article L. 210-6 du Code de commerce ; Article R. 210-6 du Code de commerce

 

Un article rédigé par Nadia Knouzi et Patrice Montchaud, du département Société, Finance, Cessions & Acquisitions