Responsabilité du dirigeant pour insuffisance d’actif et rappel des critères de la direction de fait
Cass. com., 9 juin 2022, n°19-24.026 et 21-13.588
Seul peut être considéré comme dirigeant de fait au sens de l’article L.651-2 du Code de commerce, la personne physique ou morale qui accomplit en toute indépendance des actes positifs de gestion et direction de la société débitrice précisément identifiés.
Dans chacun des deux arrêts commentés (n°19-24.026 et 21-13.588), une société avait été placée en liquidation judiciaire et la responsabilité d’une personne physique recherchée par le liquidateur ainsi désigné en sa qualité alléguée de dirigeant de fait.
Dans la première espèce (n°19-24.026), la Cour d’appel avait retenu la responsabilité du fondateur et associé de la société en sa qualité de dirigeant de fait sur le fondement de l’article L.651-2 du Code de commerce.
Les juges du fond avaient en effet relevé que celui-ci :
- - avait signé, au nom de la société et avec les pleins pouvoirs du dirigeant de droit d’alors, une convention de trésorerie avec la société mère ainsi qu’un contrat de location-gérance ;
- - bénéficiait d’avantages en natures réservés ordinairement aux dirigeants (mise à disposition à titre gratuit d’un logement de fonction représentant 45 % de sa rémunération et avances sur salaires importantes, très au-delà de ce qui est admis par la loi) ;
- - n’avait pas contesté l’absence de prise en charge par l’AGS du paiement de ses indemnités de licenciement ;
- - était intervenu dans le cadre de la procédure collective ouverte à l’encontre de la société débitrice puisqu’il :
- - avait représenté la société aux audiences de contestations de créances et à l’audience de conversion de la procédure de redressement judiciaire en liquidation judiciaire ;
- - et avait assisté aux rendez-vous fixés par l’administrateur judiciaire au cours de la période d’observation.
De tous ces éléments, la Cour d’appel en avait donc déduit une participation active de l’intéressé, corroborant le fait qu’il dirigeait bien, de fait, la société débitrice.
Dans la seconde espèce (n°21-13.588), les juges du fond avaient de la même manière retenu la responsabilité pour insuffisance d’actif du directeur gestionnaire salarié de la société débitrice, après avoir constaté que :
- - l’intéressé bénéficiait d’une délégation de pouvoirs qui lui permettait de disposer des plus larges pouvoirs pour engager la société (et ce, notamment en matière de ressources humaines, ainsi qu’en matière médicale, comptable et financière) ;
- - sa lettre de licenciement précisait qu'il « assur(ait) la direction en totale autonomie » et énumérait les décisions qu'il avait prises durant ses fonctions.
La Cour d’appel en avait donc déduit que l’intéressé réalisait quotidiennement des actes positifs de gestion en toute indépendance et bénéficiait incontestablement des pouvoirs complets d'un gérant de société, de sorte que sa qualité de dirigeant de fait était établie.
Aux termes de chacune des deux décisions commentées (n°19-24.026 et 21-13.588), la Cour de cassation casse et annule l’arrêt d’appel concerné.
La Haute juridiction rappelle en effet qu’en application de l’article L.651-2 du Code de commerce, le dirigeant de fait susceptible d’engager sa responsabilité pour insuffisance d’actif sur le fondement de ce texte est celui qui exerce en toute indépendance une activité positive de gestion et de direction de la société débitrice.
Exerçant son contrôle sur la qualification de dirigeant de fait dans chacune des deux espèces, la Cour de cassation reproche aux juges du fond d’avoir retenu la responsabilité des personnes physiques recherchées en qualité de dirigeants de fait, sans caractériser des actes positifs et précis de gestion et de direction de la société débitrice.
Dans la première espèce (n°19-24.026), la Cour de cassation fait plus précisément grief aux juges du fond d’avoir retenu la responsabilité de l’associé et fondateur de la société en sa prétendue qualité de dirigeant de fait, sans toutefois relever que ce dernier ait « agi en toute indépendance et accompli de faits précis de nature à caractériser une immixtion de celui-ci dans la gestion et la direction de la société. »
De manière identique dans la seconde espèce (n°21-13.588), la Haute juridiction leur reproche d’avoir retenu ladite responsabilité « par des motifs impropres à établir l'exercice, en toute indépendance, par [l’intéressé], d'actes positifs précis de gestion et direction de la société (…), excédant les limites de sa mission de directeur gestionnaire salarié de cette société et accomplis avant le 1er août 2011, date de sa désignation en qualité de dirigeant de droit ».
L’on sait qu’en vertu de l’article L.651-2 du Code de commerce, le dirigeant, de droit ou de fait engage sa responsabilité civile lorsqu’il a personnellement commis une faute de gestion ayant contribué à l’insuffisance d’actif de la société.
Les présentes affaires sont ainsi l’occasion pour la Cour de cassation de rappeler, avec la constance qui la représente dans le cadre de cet abondant contentieux, les critères de la direction de fait.
Conformément à sa jurisprudence classique, le dirigeant de fait est en effet celui qui exerce en toute indépendance et souveraineté des actes positifs de direction ou de gestion (Cass. com., 18 janv. 2000, n°97-19.010 ; Cass. com., 12 juill. 2005, n°03-14.045 et 03-15.855 ; Cass. com., 27 févr. 2007, n°05-22.036 ; Cass. com., 27 mars 2007, n°05-17.311 ; Cass. com., 1er déc. 2015, n°14-20.116 ; Cass. com., 20 avr. 2017, n°15-10.425).
Pour autant, cette direction de fait ne se présume pas et il appartient à celui qui s’en prévaut, à savoir le liquidateur, d’en rapporter la preuve.
Quant aux juges du fond qui envisageraient d’entrer en voie de condamnation sur le fondement de l’article L.651-2 du Code de commerce, ceux-ci doivent énoncer avec exhaustivité et précision les faits positifs reprochés à l’intéressé et caractériser, en l’espèce, en quoi ils sont constitutifs de l’exercice d’une direction de fait.
En effet, si l'existence de la direction de fait relève de l'appréciation souveraine des juges du fond, la motivation retenue par les juges du fond sur ce point fait l’objet d’un contrôle strict de la part de la Cour de cassation (Cass. com., 16 mars 1999, n°95-17.420 ; pour des applications v. notamment les arrêts précités : Cass. com., 18 janv. 2000, n°97-19.010 ; Cass. com., 12 juill. 2005, n°03-14.045 et 03-15.855 ; Cass. com., 27 févr. 2007, n°05-22.036 ; Cass. com., 27 mars 2007, n°05-17.311 ; Cass. com., 1er déc. 2015, n°14-20.116).
C’est précisément à ce contrôle que s’est ainsi livrée la Cour de cassation dans les deux arrêts commentés.
A rapprocher : C. com., art. L.651-2 ; Cass. com., 18 janv. 2000, n°97-19.010 ; Cass. com., 12 juill. 2005, n°03-14.045 et 03-15.855 ; Cass. com., 27 févr. 2007, n°05-22.036 ; Cass. com., 27 mars 2007, n°05-17.311 ; Cass. com., 1er déc. 2015, n°14-20.116 ; Cass. com., 20 avr. 2017, n°15-10.425 ; Cass. com., 16 mars 1999, n°95-17.420
Un article rédigé par Julie Ricau et Sophie Nayrolles du département Contrats, affaires complexes