Qualification de l’action en rupture brutale : vers un nouveau rebondissement ?
Cass. Civ. 1ère, 2 avril 2025, n°23-11.456
Ce qu'il faut retenir :
La Cour de cassation a décidé, le 2 avril 2025, de saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour trancher une question délicate : l’action en responsabilité pour rupture brutale de relations commerciales établies doit-elle être considérée comme une action contractuelle ou délictuelle au sens du droit européen ?
Pour approfondir :
En l’espèce, en 1995, une société chypriote a conclu avec une société française un contrat de mise à disposition de pilotes d'hélicoptères et d'ingénieurs mécaniciens. Le contrat prévoyait que la loi applicable était celle de l'île de Jersey.
La société française ayant mis fin au contrat sans préavis, la société chypriote l’a assignée devant le juge français alléguant d’une rupture brutale sur le fondement de l'article L.442-1, II, du code de commerce.
L’action n'était donc pas fondée sur une stipulation contractuelle puisque aucun préavis n’était prévu au sein du contrat.
En appel, la cour a refusé de faire application de l’article L. 442-1, II du code de commerce considérant qu’il n'existait pas de lien suffisant avec la France permettant de justifier l’application de l’article L.442-1, II, du code de commerce. La Cour a donc appliqué la loi choisie par les parties : les lois de l’île de Jersey.
La société chypriote a formé un pourvoi en cassation aux termes duquel elle soutenait le caractère de loi de police de l'article L. 442-1, II, du code de commerce et le lien suffisant avec le territoire français du fait que son cocontractant y est établi.
Tout l’enjeu réside dans la qualification juridique de l’action en rupture brutale. Selon qu’elle est considérée comme contractuelle ou délictuelle, la loi applicable ne sera pas la même :
- Si l’action est contractuelle, c’est la loi choisie dans le contrat (ici, la loi de Jersey) qui s’applique, en vertu du Règlement Rome I.
- Si elle est délictuelle, c’est la loi du lieu du dommage ou du lien le plus étroit (ici la France) qui s’impose, selon le Règlement Rome II.
La Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer sur le pourvoi et renvoyé la question à la CJUE. Cette dernière est donc interrogée sur la question de la qualification contractuelle ou délictuelle de l'action en responsabilité pour rupture brutale de relations commerciales établies.
La CJUE a déjà eu l’occasion de se pencher sur ce point dans deux décisions fondamentales : « Granarolo » (2016) et « Wikingerhof » (2020), mais sans offrir de ligne « claire ».
- Dans le premier arrêt, la CJUE avait opté penché pour une approche contractuelle, dès lors qu’une relation tacite et régulière était établie, même sans contrat formel. (CJUE 14 juillet 2016 « Granarolo »).
- Mais dans un second arrêt, la CJUE a opté pour une qualification délictuelle au motif que l’action reposait sur une obligation l’égale indépendante du contrat. Dans le cas d’espèce, l’action était fondée sur la violation d’une obligation légale de droit de la concurrence. La CJUE a considéré que dans cette hypothèse, l’action relevait du domaine délictuel du fait du caractère autonome de l’obligation légale qui fonde l’action, indépendamment des stipulations contractuelles (CJUE, 24 novembre 2020, aff. C-59/19, Wikingerhof).
En droit interne, la Cour de cassation a retenu récemment que dans l’ordre international, l’action fondée sur l’article L. 442-1, II du Code de commerce est de nature délictuelle (Cass. Civ. 1ère, 12 mars 2025).
Dans son arrêt de renvoi préjudiciel, la Cour de cassation semble plaider pour un revirement de jurisprudence au niveau européen.
Elle propose à la CJUE de répondre en ces termes :
« Une action indemnitaire pour rupture de relations commerciales établies sans contrat-cadre ni stipulation d'exclusivité est de nature délictuelle ou quasi délictuelle et relève par conséquent de l'article 5, point 3, du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale. »
Ce renvoi préjudiciel relance un vieux débat, toujours aussi sensible dans le contexte des litiges internationaux. Il illustre surtout les tensions persistantes entre les logiques contractuelles et délictuelles en droit européen, et les enjeux pratiques majeurs qui en découlent : choix du juge, de la loi applicable, et du régime de responsabilité.
Affaire à suivre de très près.
À rapprocher :
- CA Paris, 2 juillet 2024, n°21/17912 :
- CA Paris, 28 septembre 2022, n°22/06441;
- Civ. 1ère, 12 mars 2025, n°23-22.051;
- CJUE, 14 juillet 2016, aff. C-196/15, Granarolo;
- CJUE, 24 novembre 2020, aff. C-59/19, Wikingerhof.
Un article rédigé par Claire SAADOUN du département Concurrence, Distribution, Consommation