Les entreprises internationales confrontées au risque de reconnaissance d'un établissement stable occulte
Fondé sur le nexus liant une activité et un territoire, l'enjeu du principe de territorialité est, dans le cadre du système fiscal international pensé au XXe siècle, d'imposer la valeur là où elle est produite. En droit positif, ceci suppose d’appréhender l’existence soit d'une installation fixe d'affaires, soit d'un représentant dépendant, soit, le cas échéant, d’un cycle commercial complet. En matière d’impôts directs, l’emploi de ces critères permet, sur le fondement de l’article 209 du Code général des impôts ou des conventions fiscales internationales prises sur le modèle proposé par l’OCDE, de reconnaître l’existence d’une « entreprise exploitée en France » ou d’un « établissement stable », et donc d’identifier une structure via laquelle des bénéfices sont imposables en France.
Dans le cas des activités numériques, la mise en oeuvre de ces critères pose des difficultés qui tiennent, d’une part, à l'absence d'assise matérielle et, d’autre part, aux modes de production. La localisation des facteurs de production immatériels (propriété intellectuelle, marques, etc.) et l’évaluation de leur valeur (question des prix de transfert) ne sont jamais évidentes. Et contrairement à la logique traditionnelle, ce n’est plus la mobilisation du capital et du travail au sein de l'entreprise qui permet la création des richesses : la valeur est en partie produite à l'extérieur de l'entreprise par les consommateurs eux-mêmes, comme le montrent les conditions d'exploitation et de valorisation de leurs données.
Dans certaines situations internationales, la détermination du lieu d’imposition des activités n’est par suite pas évidente. A l’instar de l’affaire Google, il est possible de mentionner à cet effet l’affaire Conversant, dans laquelle était en cause une société irlandaise disposant d’une filiale en France.
Les moyens de cette filiale étaient employés pour fournir des services à la société irlandaise, incluant l'identification, la prospection et le signalement de clients potentiels à la société irlandaise. Les contrats liant Conversant et les clients français étaient signés en Irlande, par la société irlandaise. En contrepartie, la société française était remboursée de ses frais et percevait une rémunération égale à 8 % de leur montant. L’administration estimait que cette rémunération aurait dû être de 20 %.
Plutôt que de contester son montant en prétendant que cette rémunération ne respectait pas les règles relatives aux prix de transfert (ce qui impliquait que la charge de la preuve d’une insuffisance d’imposition pesât sur elle), l’administration fiscale a prétendu que la société irlandaise Conversant disposait en France d’un établissement stable occulte, à côté de la filiale. Ceci lui permettait de reconstituer les recettes imposables en bénéficiant de présomptions favorables, d’étendre la période non prescrite, et de soumettre la société à une majoration égale à 80 % des impôts rappelés.
Dans une décision plénière fiscale du 11 décembre 2020 (n° 420174), le Conseil d’Etat avait donné raison à l’administration. A cet effet, il avait retenu que dispose d’un établissement stable en France une société qui a recours à une personne non indépendante exerçant habituellement en France des pouvoirs lui permettant de l'engager dans une relation commerciale ayant trait aux opérations constituant ses activités propres, et que cette condition est remplie par « une société française qui, de manière habituelle, même si elle ne conclut pas formellement de contrats au nom de la société irlandaise, décide de transactions que la société irlandaise se borne à entériner et qui, ainsi entérinées, l'engagent ».
L’affaire avait ensuite été renvoyée devant la cour administrative de Paris. Par arrêt n° 20PA03971 en date du 8 décembre 2021, la cour avait confirmé les impositions imputables à l’existence d’un établissement stable en matière d’impôt sur les sociétés et de TVA, sous réserve de ce qu’au regard de l’évolution jurisprudentielle résultant de la décision plénière fiscale du 11 décembre 2020, l’absence de déclaration de l’établissement stable ne révélait pas une activité occulte, mais une erreur : aussi la cour a-t-elle considéré que ni l’allongement du délai de prescription, ni la possibilité de pratiquer une majoration de 80 % pour activité occulte ne pouvaient bénéficier à l’administration.
La société Conversant s’est pourvue en cassation contre cet arrêt en tant qu’il reconnaissait l’existence d’un établissement stable en matière de TVA. Le Ministre a pour sa part contesté l’absence d’activité occulte.
Dans une importante décision du 4 avril 2025 (n° 461220, Min. c/ Société Conversant international Ltd, et n° 461310, Société Conversant international Ltd), le Conseil d’Etat a rejeté le pourvoi de la société Conversant et a fait droit à celui du Ministre. Se référant d’une part à la jurisprudence pertinente de la Cour de justice de l’Union européenne, il a confirmé l’existence d’un établissement stable en matière de TVA. Et appliquant d’autre part les critères dégagés par la jurisprudence Société Frutas Y Hortalizas Murcia SL (CE, Plén., 7 décembre 2015, n° 368227, Min. c/ Société Frutas Y Hortalizas Murcia SL), il a jugé que la décision du 11 décembre 2020 avait seulement « éclairé l'application au cas particulier » « des critères permettant de caractériser un établissement stable, tels que dégagés par la jurisprudence » antérieure, et qu’en matière d’impôt sur les sociétés, le niveau d'imposition était « substantiellement inférieur en Irlande par rapport à la France ».
L’existence d’une activité occulte, et donc la possibilité d’étendre la période imposable et de prononcer des majorations, ont ainsi été reconnues. Et en amont, l’administration avait pu reconstituer les recettes en bénéficiant de présomptions favorables.
Les conséquences des rehaussements d’impositions fondés sur l’existence d’un établissement stable occulte sont ainsi plus lourdes que celles qui résultent d’une correction des prix de transfert, et doivent conduire les groupes réalisant des transactions internationales à être particulièrement vigilants.
Un article issu de La Lettre de la Fiscalité - Mai 2025