Indemnisation du préjudice en matière de rupture brutale : le lourd impact de la déduction des coûts fixes non supportés par la victime
CA Paris, 2 avril 2025, n°23/11212
Ce qu'il faut retenir :
La Cour d’appel de Paris applique la jurisprudence de la Cour de cassation en déduisant de l’indemnisation de la victime d’une rupture brutale les charges fixes qui ne sont plus supportées par celle-ci du fait de la rupture.
Pour approfondir :
Une société industrielle a entretenu, depuis 1997, une relation commerciale avec une société qu’elle faisait intervenir dans ses locaux pour la réalisation d’opérations de désossage et de parage de la viande.
Plus tard, en 2015, les parties ont formalisé leurs relations aux termes d’un contrat de collaboration conclu pour une durée d’un an, renouvelable par tacite reconduction, chacune des parties ayant la faculté de le dénoncer par lettre recommandée avec accusé de réception moyennant un préavis de trois mois.
Au mois de juin 2019, la société industrielle a résilié le contrat de collaboration avec effet au mois de septembre 2019, conformément au préavis de trois mois contractuellement prévu.
La société de désossage, qui avait pour client unique la société industrielle, a été contrainte de licencier son personnel durant le préavis alloué, faute de trouver de nouveaux clients, puis a été placée en liquidation judiciaire au mois de décembre 2019.
C’est ainsi que le mandataire liquidateur de la société de désossage a assigné la société industrielle devant le Tribunal de commerce de Paris pour obtenir réparation du préjudice résultant de la rupture brutale de la relation commerciale établie.
Les juges de première instance ont, par jugement du 5 juin 2023, fait droit à la demande du mandataire liquidateur en considérant que la société industrielle avait engagé sa responsabilité au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies.
Ils ont ainsi condamné la société industrielle au paiement de la somme de 173.783 euros au titre de dommages et intérêts, cette somme correspondant à la perte de marge brute sur coûts variables de la société victime de la rupture.
L’affaire a ensuite été portée devant la Cour d’appel de Paris.
Sur le caractère établi de la relation commerciale, la société industrielle a vainement tenté de le contester en considérant que la conclusion d’un contrat à durée déterminée d’un an pouvant être résilié moyennant un préavis de trois mois, sans volume minimal de commande, traduisait la précarité contractuelle de la relation, laquelle serait incompatible avec l’existence d’une relation stable.
Cette argumentation ne convainc pas la Cour d’appel, qui considère que compte-tenu de la stabilité et de la régularité des flux commerciaux depuis le début de la relation, en 1997, et de l’ancienneté de celle-ci, la société de désossage pouvait raisonnablement anticiper, pour l’avenir, une continuité du flux d’affaires avec son partenaire commercial.
Sur la brutalité de la rupture, la société industrielle a argué que compte-tenu du préavis contractuel et de l’absence d’exclusivité prévue aux termes du contrat de collaboration, le préavis de trois mois octroyé était raisonnable, la société de désossage s’étant placée de son propre fait en situation de dépendance économique maximale à son égard.
Sans surprise, la Cour d’appel ne suit pas cette analyse. En effet, aux termes d’une jurisprudence fermement établie, l’existence d’une stipulation contractuelle de préavis ne lie pas le juge, qui doit vérifier si ce délai tient compte de la durée des relations commerciales ayant existé entre les parties.
Sur la dépendance économique de la société de désossage, pour qui la société industrielle était l’unique client, la Cour d’appel ne motive pas particulièrement sa position en relevant simplement que le constat selon lequel il était difficile, pour la société de désossage, de rechercher de nouveaux débouchés ou partenaire équivalent compte-tenu de la nature de l’activité et de l’absence de fluidité du marché, n’était pas sérieusement contredit.
Elle en conclut qu’un préavis raisonnable de 17 mois aurait dû être accordé par la société industrielle pour permettre à la société de désossage, petite structure familiale, de préparer le redéploiement de son activité.
Sur l’indemnisation du préjudice, la solution retenue par la Cour d’appel peut paraitre injuste.
En effet, alors que les juges de première instance ont évalué le préjudice en considération de la perte de marge sur coûts variables (soit la différence entre le chiffre d'affaires hors taxe escompté et les charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture), la Cour d’appel évoque la jurisprudence de la Cour de cassation en rappelant que la part des coûts fixes non supportés du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture, durant la période de préavis, peut être déduite pour calculer la marge retenue.
La Cour d’appel observe ensuite que du fait de la rupture de la relation commerciale, la société de désossage n’avait plus d’activité et que son personnel a été licencié pendant les trois mois de préavis effectivement octroyés.
Bien que les frais de personnel soient des charges fixes, elle conclut que ces derniers n’ont plus été supportés du fait de l’absence d’activité résultant de la rupture, de sorte qu’il doit en être tenu compte pour le calcul de la marge escomptée pendant la période de préavis éludée.
Selon cette méthodologie, la Cour d’appel infirme le jugement rendu en première instance en ce qu’il avait estimé les dommages et intérêts à hauteur de 173.783 euros au regard de la perte de marge sur coûts variables, sans déduction des coûts fixes non supportés du fait de la rupture.
Elle condamne ainsi la société industrielle à verser la somme de 17.278,33 euros en indemnisation du préjudice de la victime de la rupture.
À rapprocher :
Un article rédigé par Julie ASTRUC du département Concurrence, Distribution, Consommation