Conditions d'imputation des pertes définitives de filiales étrangères: le conseil d'Etat pose plusieurs questions préjudicielles à la cour de justice
Depuis la décision Marks et Spencer (CJCE, 13 décembre 2005, Marks & Spencer, aff. C-446/03), la Cour de justice de l’Union européenne considère qu’au regard de la liberté européenne d’établissement, un Etat membre ne peut pas, dans le cas des groupes de sociétés, refuser la prise en compte de pertes réalisées dans d’autres Etats membres par des filiales non-résidentes lorsque le droit national prévoit la prise en compte de pertes de filiales résidentes qui se trouvent dans des situations objectivement comparables. Le cas échéant, la différence de traitement entre les situations purement domestiques et les situations internationales peut être justifiée par la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition, c’est-à-dire par la nécessité de traiter symétriquement les bénéfices et les pertes des sociétés étrangères (absence d’obligation de prendre en compte les pertes en cas d’impossibilité d’imposer les bénéfices réalisés dans des situations symétriques). Et lorsque cette raison impérieuse d’intérêt général est invocable, encore faut-il que le principe de proportionnalité soit respecté. Au regard de cette dernière exigence, les Etats membres peuvent refuser l’imputation des pertes non définitives (car il existe dans leur Etat de réalisation des mécanismes de report en avant) ; et ils sont au contraire susceptibles de devoir accepter le transfert des « pertes définitives », c’est-à-dire des pertes non susceptibles d’être prises en compte dans l’Etat de leur réalisation. La règle prétorienne relative aux pertes définitives est communément appelée « exception Marks & Spencer ».
Alors même que cette jurisprudence a été étendue au cas des succursales (CJUE, 12 juin 2018, A/S Bevola et Jens W. Trock ApS c/ Skatteministeriet, aff. C-650/16) et, sous d’importantes réserves, aux sous-filiales (CJUE, 19 juin 2019, Skatteverket c/ Holmen AB, aff. C-608/17), l’« exception Marks & Spencer » est contestée. Sans succès jusqu’à présent, de nombreux Avocats généraux ont demandé à la Cour de justice d’y renoncer. En France, le Conseil d’Etat, en se fondant très justement sur un arrêt de la Cour de justice relatif au régime de l’intégration fiscale aux Pays-Bas (CJUE, 25 février 2010, X Holding BV, aff. C-337/08), avait pour sa part jugé que l’« exception Marks & Spencer » n’était pas applicable dans le cas du régime de l’intégration fiscale lorsque le caractère final de perte résulte « de la décision de l'État membre où elle réside elle-même, au titre de l'exercice de sa compétence fiscale, de limiter le droit d'imputer les pertes subies » (CE, 15 avril 2015, n° 368135, Sté Agapes). Et la Cour de justice a ensuite compliqué sa jurisprudence en prévoyant par exemple des règles spécifiques lorsque l’Etat de la société réalisant des pertes et l’Etat dans lequel leur imputation est demandée ne sont pas liés par une convention fiscale internationale (CJUE, 22 décembre 2022, Finanzamt B c/ W AG, aff. C-538/20).
La portée exacte de l’« exception Marks & Spencer » est par suite difficile à appréhender. Dans trois décisions rendues le 15 avril 2025 (CE, 9e et 10e ch., 15 avril 2025, n°491702, Compagnie Plastic Omnium ; CE, 9e et 10e ch., 15 avril 2025, n°491716, Société Générale ; et CE, 9e et 10e ch., 15 avril 2025, n°496227, Société Générale), qui concernent aussi des pertes de sous-filiales et dont le caractère définitif ne résultait pas seulement de la législation applicable localement, le Conseil d’Etat a transmis plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Une première série de questions porte, dans le cadre du régime français de l’intégration fiscale, sur la comparabilité objective des situations des filiales françaises (imputation possible) et des filiales étrangères (imputation refusée) dès lors que le droit interne français et les conventions fiscales internationales ne permettent d’imposer que les premières à raison de leurs bénéfices. Le cas échéant, la seconde question porte sur la possibilité de refuser l’imputation des pertes définitives des filiales non-résidentes, alors que les pertes des filiales résidentes sont imputables.
Les arrêts que la Cour de justice rendra intéresseront l’ensemble des Etats membres, au premier rang desquels le Luxembourg et les Pays-Bas dès lors que des régimes d’intégration fiscale s’y appliquent
Un article issu de La Lettre de la Fiscalité - Mai 2025