Clauses contraires au statut des baux commerciaux : précisions sur les modalités d’application dans le temps du « réputé non écrit »

Clauses contraires au statut des baux commerciaux : précisions sur les modalités d’application dans le temps du « réputé non écrit »

Cass. civ. 3, 16-11-2023, n° 22-14.091, F-B ; Cass. civ. 3, 16-11-2023, n° 22-14.046, F-D ; Cass. civ. 3, 16-11-2023, n° 22-14.089, F-D

 

Ce qu’il faut retenir :

L’action tendant à faire réputer non écrite une clause de renonciation à l’indemnité d’éviction, non soumise à prescription, est applicable aux baux conclus antérieurement à la date d’entrée en vigueur de la « loi Pinel » s’ils sont en cours à cette date, même si la prescription de l’action en nullité était antérieurement acquise ou que le congé a été délivré antérieurement, et seule l’action en nullité de cette clause est ouverte pour les baux qui ont pris fin antérieurement à la date d’entrée en vigueur de la loi Pinel.

 

Pour approfondir :

Dans les trois affaires ayant donné lieu aux arrêts commentés, trois propriétaires avaient, chacun, consenti un bail commercial portant sur une villa à une société exploitant une résidence de tourisme. Ces baux stipulaient une clause de renonciation du locataire à son droit à une indemnité d’éviction.

Les propriétaires avaient fait délivrer au locataire un congé avec refus de renouvellement sans offre d’indemnité d’éviction sur le fondement de cette clause de renonciation.

Dans l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt publié (n° 22-14.091), le bail avait été conclu en 2002 et le congé donné pour le 31 mars 2015. S’agissant des deux autres arrêts, inédits (22-14.046 et 22-14.089), les baux avaient été conclus en 2002 et 2003 et les congés donnés, dans une affaire, pour le 31 décembre 2013 et, dans l’autre affaire, pour le 30 septembre 2014.

Le locataire avait assigné les bailleurs, notamment, en paiement d’une indemnité d’éviction.

S’agissant des affaires dans lesquelles le congé avait été donné pour le 31 mars 2015 (n° 22-14.091) et pour le 30 septembre 2014 (n° 22-14.046), les juges du fond ont réputé la clause de renonciation au paiement de l’indemnité d’éviction non écrite, tandis que dans l’affaire dans laquelle le congé avait été donné pour le 31 décembre 2013 (n° 22-14.089), les juges du fond ont validé le congé, estimant que l’action en nullité de la clause de renonciation au paiement de l’indemnité d’éviction était prescrite.

Il n’était pas discuté, dans les décisions rapportées, que la clause de renonciation à l’indemnité d’éviction était irrégulière. Elle est, en effet, contraire au droit au renouvellement, dont l’indemnité d’éviction est le corollaire, le droit au renouvellement étant un droit d’ordre public (C. com., art. L. 145-15).

La question posée à la Cour de cassation dans ces trois affaires concernait les modalités d’application dans le temps des dispositions de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 relative à l'artisanat, au commerce et aux très petites entreprises (dite « loi Pinel ») qui ont modifié l’article L. 145-15 du Code de commerce en modifiant la sanction applicable aux clauses contraires aux dispositions d’ordre public du statut des baux commerciaux, le « réputé non écrit » remplaçant désormais la « nullité ».

 

  1. La sanction applicable aux clauses contraires aux dispositions d’ordre public du statut des baux commerciaux avant la « loi Pinel »

Dans son ancienne rédaction, l’article L. 145-15 du Code de commerce disposait que « sont nuls et de nul effet, quelle qu'en soit la forme, les clauses, stipulations et arrangements qui ont pour effet de faire échec au droit de renouvellement institué par le présent chapitre ou aux dispositions des articles L. 145-4, L. 145-37 à L. 145-41, du premier alinéa de l'article L. 145-42 et des articles L. 145-47 à L. 145-54 ».

La Cour de cassation avait affirmé qu'aucune autre sanction que la nullité de l'article L. 145-15 du Code de commerce ne pouvait être prononcée à l’encontre d’une clause contraire aux dispositions visées par ce texte (Cass. civ. 3, 23-01-2008, n° 06-19.129, FS-P+B+I, Lexbase Hebdo – éd. Privée générale n° 304, note Prigent J.).

L'action en nullité d'une clause du bail contraire au statut des baux commerciaux est soumise à la prescription biennale de l’article L. 145-60 du Code de commerce.

Le délai de prescription biennale court à compter de la date à laquelle l'action peut être engagée, soit à compter de la signature du bail (CA Paris, pôle 5, ch. 3, 10 févr. 2016, n° 13/23690 ; Cass. civ. 3, 22-06-2017, n° 16-15.010, F-P+B ; Cass. civ. 3, 06-06-2019, n° 18-13.665, F-D) ou de son renouvellement (Cass. civ. 3, 28-06-2018, n° 16-17.939, F-D).

 

  1. La sanction applicable aux clauses contraires aux dispositions d’ordre public du statut des baux commerciaux après la « loi Pinel »

La « loi Pinel » a substitué à la « nullité », le « réputé non écrit » (sur cette nouvelle sanction, voir Prigent J., Bail commercial et réputé non écrit, Rev. loyers 2020/1003, n° 3312).

L'objectif de cette modification a été, selon les travaux parlementaires, la protection du locataire en permettant de sanctionner de manière « plus rigoureuse » que la nullité les clauses contraires aux dispositions et droits visées aux articles L. 145-15 et L. 145-16 du Code de commerce en faisant échapper à la prescription biennale les actions tendant à sanctionner ces clauses (Avis Sénat n° 446, 2013-2014, par Bonnefoy N., p. 20).

La Cour de cassation a confirmé l'absence de soumission au délai de prescription de l'action tendant à voir réputer non écrite une clause du bail en application des dispositions de l'article L. 145-15 du Code de commerce (Cass. civ. 3, 19-11-2020, n° 19-20.405, FS-P+B+I ; Cass. civ. 3, 08-04-2021, n° 19-23.183, F-D ; Cass. civ. 3, 30-06-2021, n° 19-23.038, FP-B+).

Cette solution est expressément rappelée par deux trois arrêts rapportés (Cass. civ. 3, 16-11-2023, n° 22-14.091, F-B et Cass. civ. 3, 16-11-2023, n° 22-14.046, F-D) qui visent la décision précitée du 19 novembre 2020.

 

  1. L’application dans le temps de la nouvelle sanction du « réputé non écrit »

La « loi Pinel » ne comporte pas de dispositions transitoires relatives à la nouvelle sanction du réputé non écrit.

Il était donc nécessaire de recourir aux principes du droit transitoire commun.

En substance, la loi nouvelle n’est pas rétroactive et s’applique immédiatement pour l’avenir (C. civ., art. 2) est d’application immédiate, sauf en matière contractuelle ou le principe est la survie de la loi ancienne.

Ce dernier principe connaît lui-même une exception en matière d’effets légaux d’un contrat, hypothèse dans laquelle la loi nouvelle s’applique immédiatement (voir, par exemple, à propos de l’action directe du sous-traitant instituée par la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975 relative à la sous-traitance : Chbre mixte, 13-03-1981, n° 79-11.185, Bull. Ch. mixte, n° 3 et, à propos de la garantie de paiement de l’entrepreneur : Cass. civ. 3, 26-03-2003, n° 01-01.281, FS-P+B, Bull. civ III n° 70).

Le droit des baux, qui concerne des contrats de longue durée et comporte de nombreux mécanismes au croisement des effets de la volonté et de la loi (le congé par exemple), a constitué un terrain fertile de l’application immédiate de la loi nouvelle aux effets légaux du contrat, tant en ce qui concerne les modifications de la loi n° 48-1360 du 1 septembre 1948 (Cass. civ. 3, 03-04-1997, n° 95-15623, Bull. civ. III, n° 81) que celles de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 (Cass. civ. 3, 23-11-2017, n° 16-20.475, FS-P+B+I, Bull. 2017, III, n° 125 ; 21-10.388 ; Cass. Avis, 16-02-2015, n° 14-70.011, Bull. civ. avis, n° 2).

Elle a été également appliquée en matière de bail commercial dans une série de décisions relatives à l’application de la loi n° 86-12 du 6 janvier 1986 qui avait étendu l’application du plafonnement au loyer en renouvellement des baux tacitement prolongés jusqu’à douze années (voir, notamment, Cass. civ. 3, 16-12-1987, n° 86-13.986, Bull. civ. III, n° 202 et Cass. civ. 3, 16-05-1990, n° 89-10.705, Bull. civ. III n° 120).

Faisant application de ces principes, et s’agissant du réputé non écrit, la Haute cour a précisé que cette nouvelle sanction est applicable aux baux en cours lors de l'entrée en vigueur de cette loi (Cass. civ. 3, 19-11-2020, n° 19-20.405, FS-P+B+I ; Cass. civ. 3, 08-04-2021, n° 19-23.183, F-D ; Cass. civ. 3, 30-06-2021, n° 19-23.038, FP-B+), « la loi nouvelle régissant les effets légaux des situations juridiques ayant pris naissance avant son entrée en vigueur et non définitivement réalisées » (Cass. civ. 3, 21-04-2022, n° 21-10.375, F-D).

L'application de ces nouvelles dispositions (sanction du réputé non écrit) aux baux en cours a fait l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité qui a été rejetée par la Cour de cassation (Cass. QPC, 08-07-2021, n° 20-17.691, FS-D et Cass. QPC, 08-07-2021, n° 21-11.169, FS-D).

La nouvelle sanction du réputé non écrit n'est toutefois pas applicable aux instances en cours lors de l'entrée en vigueur de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 (Cass. civ. 3, 22-06-2017, n° 16-15.010, F-P+B, Bull. civ. III, n° 75 ; Cass. civ. 3, 28-06-2018, n° 16-17.939, F-D). Il a été jugé que c’est l'enrôlement de l'assignation qui introduit l'action en justice et qui détermine la loi applicable à cette date (CA Paris, pôle 5, ch. 3, 28 févr. 2018, n° 16/13779, AJDI 2018, p. 351).

Dans l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt publié (n° 22-14.091), le bail, tacitement prolongé, était en cours à la date du congé, soit le 23 septembre 2014. La Cour de cassation relève que cette date est postérieure à celle d’entrée en vigueur de la « loi Pinel » du 18 juin 2014.

Dans celle ayant donné lieu à l’un des deux arrêts inédits (n° 22-14.046), le congé avait délivré le 19 mars 2014, avant l’entrée en vigueur de la « loi Pinel », avec une date d’effet au 30 septembre 2014, soit postérieurement à l’entrée en vigueur de cette loi. Le congé, avec refus d’indemnité d’éviction fondé sur la stipulation illicite, avait donc été délivré avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle mais pour une date d’effet postérieure.

Pour reprendre les termes du chapeau de la Cour de cassation dans ces deux arrêts, (voir également Cass. civ. 3, 21-04-2022, n° 21-10.375, F-D : «la loi nouvelle régit les effets légaux des situations juridiques ayant pris naissance avant son entrée en vigueur et non définitivement réalisées »), la situation juridique qui, avait pris naissance avant la loi nouvelle, n’était pas définitivement réalisée.

Cependant, il n’était toutefois pas si évident que la situation juridique fût définitivement réalisée s’agissant du congé délivré avant l’entrée en vigueur de la « loi Pinel » pour une date d’effet postérieure.

Il peut être rappelé à cet égard qu’il avait été jugé que les dispositions de l'article 15 de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 dans leur rédaction issue de la loi ALUR, autorisant un contrôle a priori par le juge du congé de reprise, n'étaient pas applicables à un congé délivré avant l'entrée en vigueur de cette dernière pour une date postérieure, « la loi n’ayant point d’effet rétroactif » (Cass. civ. 3, 19-12-2019, n° 18-20.854, FS-P+B+I).

La situation était similaire dans l’un des arrêts inédits du 16 novembre 2023 (n° 22-14.046), mais la solution retenue différente, peut-être en raison du fait que la loi nouvelle portait dans un cas essentiellement sur le congé lui-même, et plus précisément sur les pouvoirs du juge sur le contrôle des motifs du congé, tandis que dans l’autre cas, étaient en cause, d’une part, une clause du contrat, toujours en cours lors de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, et, d’autre part, le droit à l’indemnité d’éviction corrélé à l’expiration du bail.

En revanche, dans l’affaire ayant donné lieu à l’autre arrêt inédit (22-14.089), le congé avait été délivré avant l’entrée en vigueur de la « loi Pinel » et pour une date d’effet antérieure à cette dernière. La Cour de cassation, énonçant cette fois dans le chapeau de cette décision que « loi nouvelle ne saurait, sans rétroactivité, régir les effets des situations juridiques définitivement réalisés avant son entrée en vigueur », retient que la nouvelle sanction du réputé non écrit n’était pas applicable car « la situation juridique s’était éteinte » à la date d’effet du congé, avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle.

 

En résumé, et sauf pour les instances en cours, l’action tendant à faire réputer non écrite la clause d’un bail, action qui échappe à la prescription, est applicable aux baux consentis antérieurement à la date d’entrée en vigueur de la loi Pinel, en cours à cette date, même si la prescription de l’action en nullité était antérieurement acquise et même si le congé y mettant fin a été délivré antérieurement. Seule l’action en nullité, qui se prescrit par un délai de deux ans, courant en principe à compter de la date de conclusion ou de renouvellement du bail, est possible si le bail a pris fin antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi Pinel.

 

Un article, rédigé par Julien Prigent, du département Immobilier | Construction | Urbanisme