Action du ministre et compétence des juridictions françaises en matière de pratiques restrictives de concurrence
CA Paris, 21 févr. 2024, n° 21/09001
Ce qu’il faut retenir :
L'action intentée par le ministre de l’Economie et des Finances aux fins de faire reconnaître, sanctionner et faire cesser des pratiques restrictives de concurrence à l'égard de centrales de négociation en France et en Belgique, constitue un acte accompli dans l'exercice de la puissance publique et n’entre pas dans le champ d’application du Règlement Bruxelles I bis.
En l’absence de convention internationale et de règlement européen applicable, les juges ont appliqué les règles de compétence territoriale interne pour se déclarer compétent et connaître de l’action du ministre l’Economie et des Finances.
Pour approfondir :
Entre 2016 et 2018, le ministre de l’Économie et des Finances français (ci-après le « Ministre ») a mené des enquêtes dans les locaux de deux sociétés françaises, une centrale d’achat française et une association française des centres distributeurs, soupçonnant l’existence de pratiques restrictives de concurrence exercées par une centrale de prix et d’achat de la grande distribution de droit belge à l’égard de 15 fournisseurs disposant de filiales en France.
En 2019, le Ministre a assigné les trois sociétés susvisées ainsi qu’une société de droit belge, intermédiaire entre la centrale d’achat belge et des centrales d’achat régionales en France, en Pologne et au Portugal, devant le Tribunal de commerce de Paris sur le fondement de l’article L.442-6 du Code de commerce (devenu l’article L.442-4 du Code de commerce) pour obtenir leur condamnation à une amende civile de 117,30 millions d’euros.
Les sociétés belges ont contesté la compétence du Tribunal de commerce de Paris pour connaître de l'action du Ministre et sollicité le renvoi de plusieurs questions préjudicielles visant à interpréter le règlement n°1215/2012 du 12 décembre 2012 portant sur la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après « Règlement Bruxelles I bis »).
Par jugement du 15 avril 2021, le Tribunal de commerce de Paris a rejeté les demandes d'interprétation et s’est déclaré compétent.
Par déclarations des 18 et 21 mai 2021, les sociétés belges ont interjeté appel de ce jugement.
Par arrêt du 22 février 2022, la Cour d’appel de Paris a saisi la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après la « CJUE ») sur l’application de la matière civile et commerciale, prévu par le Règlement Bruxelles I bis, à l’action du Ministre dans ce cas d’espèce précis.
Par arrêt du 22 décembre 2022, la CJUE a jugé que la notion de « matière civile et commerciale », au sens de l’article 1er, paragraphe 1 du Règlement Bruxelles I bis, « n’inclut pas l’action d’une autorité publique d’un État membre contre des sociétés établies dans un autre État membre aux fins de faire reconnaître, sanctionner et cesser des pratiques restrictives de concurrence à l’égard de fournisseurs établis dans le premier État membre, lorsque cette autorité publique exerce des pouvoirs d’agir en justice ou des pouvoirs d’enquête exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers » (CJUE, 8e ch., 22 déc. 2022, aff. C98/22).
L’affaire commentée porte sur l’arrêt rendu par la cour d’appel de renvoi après l’avis de la CJUE.
Dans un premier temps, la Cour d'appel de Paris reprend l’arrêt préjudiciel en confirmant que l'action du ministre ne relève pas du champ d’application du Règlement Bruxelles I bis car son action constitue un acte accompli dans l’exercice de la puissance publique.
Cette position n’est pas nouvelle. En effet, la CJUE s’est déjà prononcée en ce sens (CJUE 16 juillet 2020, Movic BV, C‑73/19). Pour autant, nous ne pouvons en conclure que toutes les actions du Ministre sont exclues du champ d’application du Règlement Bruxelles I bis. Une analyse au cas par cas reste nécessaire.
En outre, la Cour d’appel de Paris rappelle que l’article L.444-1 A du Code de commerce, introduit par l’article 1er de la Loi n°2023-221 du 30 mars 2023, dite Loi Descrozaille, consacre le caractère d’ordre public des dispositions de l’ancien article L.442-6 du Code de commerce relative à la négociation commerciale en ce qu’il affirme la compétence exclusive des juge français pour statuer sur les litiges portant sur l’application de ces règles.
Dans un second temps, la Cour d’appel de Paris a fait application des règles du droit international privé pour se déclarer compétent. En l’absence de convention internationale et de règlement européen applicable, les juges se sont référés aux règles de compétence territoriale du for du juge saisi, à savoir le droit français qui permet au demandeur de saisir, à son choix, la juridiction du lieu où demeure l'un des défendeurs lorsqu’il existe plusieurs défendeurs (article 42 alinéa 2 du Code de procédure civile).
La Cour d’appel de Paris a jugé qu’il existait un lien étroit avec les griefs et les moyens formulés par le Ministre à l’encontre des sociétés de droit belge, de sorte que l’action à l’égard des sociétés françaises n’était pas artificielle.
En résumé, la qualification de l’action du Ministre et son régime restent à définir car bien que l’action du Ministre ne relève pas de la matière civile et commerciale au sens du règlement Bruxelles I bis, elle relève de la compétence des juridictions civiles ou commerciales.
La procédure se poursuit devant la Cour d’appel de Paris qui doit se prononcer sur la loi applicable.
A rapprocher : TC Paris, 15 avr. 2021, n°2019058288 ; CA Paris, 2 févr., 2022, n°21/09001 ; CJUE, 8e ch., 22 déc. 2022, aff. C98/22.
Un article rédigé par Anne Qin du département Distribution, Concurrence, Consommation