Interdiction de la vente en ligne aux distributeurs agréés : une restriction de concurrence sévèrement sanctionnée
Aut. Conc., déc. 23-D-13, 19 décembre 2023
Ce qu’il faut retenir :
Le 19 décembre 2023, l’Autorité de la concurrence a infligé une amende de 91,6 millions d’euros à une tête de réseau pour avoir interdit à ses distributeurs de vendre en ligne pendant plus de dix ans. Il s’agit d’une entente verticale restrictive de concurrence.
L’Autorité de la concurrence a considéré que l’interdiction absolue de vente en ligne était disproportionnée au regard des objectifs évoqués par la tête de réseau de préservation de l’image de marque et de lutte contre la contrefaçon et le commerce parallèle.
Pour approfondir :
Souhaitant restructurer son réseau, un fournisseur de montres de luxe avait résilié plusieurs de ses contrats de distribution sélective. En 2015, ce fournisseur a été assigné par l’un de ses anciens distributeurs agréés pour rupture brutale des relations commerciales établies d’une part et entente anticoncurrentielle d’autre part. Après avoir été débouté de ses demandes par le Tribunal de commerce de Paris (RG n°2015001978), le distributeur évincé a interjeté appel. La Cour d’appel de Paris (RG n°15/17059) a sursis à statuer dans l’attente de la décision de l’Autorité de la concurrence sur les griefs anticoncurrentiels.
L’Autorité de la concurrence a dû trancher sur deux griefs : premièrement, il était fait grief au fournisseur d’avoir pris part à une entente généralisée avec ses distributeurs visant à interdire la vente en ligne (i) ; deuxièmement, il était fait grief au fournisseur d’avoir mis en œuvre une entente généralisée avec ses distributeurs, pour fixer le prix de vente au détail des montres de luxe (ii).
(i) S’agissant du premier grief, l’Autorité de la concurrence a considéré que l’entente verticale visant à interdire la vente en ligne des montres était anticoncurrentielle.
Pour mémoire et de jurisprudence constante, l’interdiction faite aux distributeurs agréés de vendre sur Internet enfreint les règles du droit de la concurrence et constitue une restriction de concurrence par objet (article L. 420-1 du Code de commerce ; article 101 paragraphe 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne « TFUE »).
Primo, il n’est pas possible de justifier cette restriction de concurrence sur le fondement du Règlement d’exemption sur les accords verticaux. En effet, cette restriction constitue une restriction caractérisée, empêchant ainsi la tête de réseau de pouvoir bénéficier d’une exemption par catégorie (art. 4 (e) du Règlement (UE) 2022/720 concernant l’application de l’article 101, paragraphe 3, du TFUE à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées).
Secundo, bien qu’une telle restriction reste éligible à l’exemption individuelle, cette dernière n’est en pratique pas accordée, eu égard aux conditions très strictes de ladite exemption (article L. 420-4 du Code de commerce ; article 101 paragraphe 3 du TFUE).
En l’espèce, certaines clauses du contrat de distribution sélective interdisaient « toute vente hors de l’établissement de vente ou par correspondance ». En complément de ces clauses, il a été établi que le fournisseur avait, à maintes reprises, rappelé cette interdiction à travers des courriers adressés aux distributeurs ou des documents internes.
La tête de réseau a tenté de se défendre, en vain. L’Autorité a refusé les justifications invoquées par la tête de réseau sur la nécessaire préservation de l’image de luxe des produits, au motif que l’ensemble de ses concurrents autorisaient la vente en ligne tout en assortissant cette autorisation de conditions et de garanties visant à préserver l’image de luxe des produits.
De même, l’Autorité a estimé que la lutte contre la contrefaçon et le commerce parallèle ainsi que la sécurité des envois pouvaient être assurées par des mesures moins restrictives de concurrence telles que la blockchain ou le retrait en boutique des produits achetés en ligne.
Si l’Autorité n’a pas contesté pas la légitimité de ces objectifs, elle a néanmoins constaté que l’interdiction de vente en ligne n’est pas une mesure proportionnée et prononce, en ce sens, une amende de plus de 91 millions d’euros, assortie d'une injonction de communication et de publication à l’encontre de la tête de réseau.
(ii) S’agissant du second grief, l’Autorité a conclu que les éléments du dossier ne permettaient pas de démontrer ce grief.
In fine, Internet est un canal de distribution indispensable qui s’étend à tous les secteurs, y compris à celui du luxe. Il est donc interdit de l’interdire ! Cette décision du 19 décembre 2023 s’inscrit ainsi dans la lignée de la jurisprudence européenne et française (CJUE,13 octobre 2011, Aff. C-439/09 ; et récemment, Aut. conc., 23-d-12, 11 décembre 2023).
Rappelons en outre que ce type de comportements est surveillé de près par les autorités. En mars 2023, la DGCCRF a infligé une amende transactionnelle à un fournisseur présent dans le secteur de l’édition et de la distribution de tissus d’ameublement dont les conditions générales de vente stipulaient l’engagement des revendeurs de ne pas distribuer les produits concernés sur tout site Internet. Encore plus récemment, le 11 décembre 2023, l'Autorité de la concurrence a infligé à une tête de réseau présente dans le secteur des thés haut de gamme une sanction de 4 millions d’euros pour avoir entravé la liberté commerciale de ses distributeurs en leur interdisant notamment de vendre en ligne les produits de sa marque.
Comme le rappelle l’Autorité, dans son communiqué de presse publié à l’occasion de la présente décision commentée, « [l]e principe de libre organisation du réseau ne peut autoriser un fabricant à restreindre la liberté commerciale de ses revendeurs. Le fait d’interdire à ses distributeurs de vendre en ligne ses produits aboutit en effet à fausser la concurrence que doivent normalement se livrer les revendeurs, non seulement entre eux, mais également à l’égard du fabricant sur le canal de distribution de la vente en ligne. ».
A rapprocher :
CJUE, 13 oct. 2011, Pierre Fabre, aff. C-439/09 ; CJUE, 6 déc. 2017, Coty, aff. C-230/16 ; DGCCRF, 24 mars 2023, Communication ; Aut. Conc., 23-d-12, 11 décembre 2023.
Un article rédigé par Fanny Barrach du département Distribution, Concurrence, Consommation