Prix de cession abusivement bas : une victoire inédite pour le secteur agricole
Tribunal de commerce de Bordeaux, 22 février 2024, n° 2022F01972
Ce qu’il faut retenir :
Dans un contexte de crise du secteur agricole et de refonte des dispositifs légaux dits « EGALIM », le Tribunal de commerce de Bordeaux a eu l’occasion de faire application, pour la première fois, des dispositions de l’article L.442-7 du Code de commerce prohibant le fait pour tout acheteur de produits agricoles ou de denrées alimentaires de faire pratiquer par son fournisseur des prix de cession abusivement bas.
Pour mémoire :
Poursuivant l’objectif de garantir une rémunération équitable pour les producteurs de matières premières agricoles, la Loi n° 2003-721 du 1er août 2003 pour l’initiative économique a introduit dans le Code de commerce la prohibition du prix de vente abusivement bas.
Cette disposition était initialement circonscrite aux hypothèses de « situation de crise conjoncturelle » et pour certains produits alimentaires.
Son champ d’application a par la suite été étendu par l’Ordonnance n° 2019-358 du 24 avril 2019 relative à l’action en responsabilité pour prix abusivement bas.
Cette notion est aujourd’hui consacrée par l’article L.442-7 du Code de commerce et est applicable en toute circonstance et pour tout produit agricole ou denrée alimentaire.
Pour approfondir :
En l’espèce, un vigneron de la région du Médoc a vendu plusieurs lots de vin en vrac entre 2021 et 2022 à deux négociants bordelais.
Le prix par tonneau fluctuait entre 1.150 et 1.200 euros pour des millésimes allant de 2019 à 2021.
En novembre 2022, le vigneron a intenté une action en justice devant le Tribunal de commerce de Bordeaux contre ces deux négociants aux fins d’obtenir réparation de son préjudice subi dans la mesure où il considérait avoir été contraint de pratiquer des prix de cession abusivement bas.
Dans un jugement en date du 22 février 2024, le Tribunal de commerce de Bordeaux a donné gain de cause au vigneron puisqu’il a condamné les deux négociants à verser la somme de 354 776, 40 euros à titre de dommages et intérêts. En outre, il a ordonné la publication de la décision dans une revue spécialisée au choix du vigneron.
Plus précisément et en application des dispositions de l’article L.442-7 du Code de commerce, le juge a dû déterminer si, d’une part, le vigneron avait été contraint de vendre ses produits à ces prix aux négociants et d’autre part, si les prix pratiqués étaient abusivement bas.
Dans un premier temps, le juge s’est reporté à l’article L.631-24 II du Code rural et de la pêche maritime lequel prévoit notamment que la conclusion de tout contrat de vente écrit entre un producteur de produit agricole et son premier acheteur doit être précédée d’une proposition tarifaire émanant du producteur agricole.
En d’autres termes, la proposition tarifaire émise par un producteur agricole doit constituer le socle de la négociation commerciale avec son premier acheteur.
A ce sujet, le juge a relevé que le vigneron n’avait pas eu l’opportunité de proposer un prix et que l’acceptation sans discussion du prix imposé par les deux négociants était une condition impérative de l’obtention de chacun des marchés.
Au surplus, le juge a clarifié que le fait que les ensembles contractuels aient été élaborés par un intermédiaire, en l’occurrence un courtier, n’a aucune incidence quant à la responsabilité du premier acheteur qui, bien qu’ayant eu recours à un intermédiaire, ne peut être dégagé de ses propres obligations précontractuelles.
Dans ce contexte, le juge a considéré que les dispositions de l’article L.631-24 II du Code rural et de la pêche n’avaient pas été respectées.
Dans un second temps, le juge a dû établir si les prix pratiqués pouvaient être définis comme abusivement bas au regard des dispositions de l’article L.442-7 du Code de commerce.
Afin de caractériser si un prix de cession est abusivement bas, le Code de commerce prévoit qu’il doit être tenu compte (i) des indicateurs de coûts de production mentionnés dans le Code rural de la pêche maritime (c’est-à-dire des indicateurs relatifs aux coûts pertinents de production, aux prix des produits agricoles et alimentaires, aux quantités, à la composition, à la qualité, à l’origine et à la traçabilité des produits) ou (ii) de tous autres indicateurs disponibles dont ceux établis par l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires ou le cas échéant (iii) des indicateurs figurant dans la proposition de contrat du producteur agricole.
Le Tribunal a préalablement relevé qu’aucun indicateur n’avait été publié par l’interprofession
Pour sa part, le vigneron a versé au débat des statistiques produites par le Centre de Gestion Agricole et Rural d’Aquitaine (CEGARA) relatives au prix de revient moyen au tonneau pour les appellations Médoc et Haut Médoc ainsi que ces coûts de production attestés par un expert-comptable.
La Tribunal a écarté les statistiques du CEGARA considérant qu’elles n’étaient pas représentatives eu égard à la surface de production du vigneron.
En réponse, le Tribunal a également écarté l’attestation fournie par l’expert-comptable dès lors qu’elle ne permettait pas d’identifier les coûts directement liés à la production de vins en vrac de ceux liés à la production de vins en bouteille.
Par ailleurs, le Tribunal a considéré qu’il convenait de tenir compte des indicateurs du marché et non du coût de production spécifique au vendeur, sauf lorsque celui-ci a été mentionné par ce dernier dans le cadre d’une proposition tarifaire préalable, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.
Au regard de ces constatations, le Tribunal a retenu comme « indicateur de marché » le prix moyen par tonneau des vins AOP du Médoc en vrac figurant dans une attestation d’un courtier assermentée de la Cour d’appel de Bordeaux et fixé sur la période litigieuse à 1 550 euros.
C’est dans ce contexte que le Tribunal a pu constater que le prix moyen du marché mentionné dans cette attestation était significativement supérieur au prix moyen de 1.184 euros pratiqué pour les ventes des produits du vigneron.
En conséquence de quoi, le Tribunal a condamné les négociants à indemniser le vigneron à hauteur de la différence entre le prix moyen du marché et le prix moyen effectivement pratiqué.
En conclusion, cette décision inédite fournit aux producteurs de produits agricoles et de denrées alimentaires un nouvel argument juridique significatif à faire valoir lors de leurs prochaines négociations commerciales avec leurs acheteurs.
Un article rédigé par Estelle Philippon du département Concurrence, Distribution, Consommation