La théorie des circonstances exceptionnelles a-t-elle un avenir ?

La théorie des circonstances exceptionnelles a-t-elle un avenir ?

Au printemps 2024, des troubles à l'ordre public d'une particulière gravité se sont déroulés en Nouvelle-Calédonie, provoquant plusieurs décès et des atteintes nombreuses aux personnes et aux biens. C'est dans ces conditions que, sans attendre la déclaration de l'état d'urgence, le Premier ministre a pris la décision, le 14 mai 2024, d'interrompre l'accès au service de communication en Iigne « TikTok » en Nouvelle-Calédonie. La Ligue des droits de l'homme, une autre association et des particuliers ont contesté cette décision devant le Conseil d'Etat.

Statuant en Assemblée du contentieux, ce dernier a jugé le 1er avril 2025 (CE. Ass, n° 494511,494583, 495174) que, conformément à une jurisprudence vieille de plus d'un siècle (CE. Dames Dol et Laurent, 28 février 1919), la survenue de circonstances exceptionnelles permet à l'autorité administrative de prendre, en urgence, les mesures indispensables pour faire face à la situation du moment lorsqu'elle est dans l'impossibilité d'agir selon les normes en vigueur, à la condition que de telles mesures soient indispensables. C'est d'ailleurs en application de cette théorie jurisprudentielle que furent prises, en 2020, les premières mesures restrictives des libertés dans la lutte contre l'épidémie de Covid-19. Au cas particulier de l'interdiction d'accès à TikTok, le Conseil d'Etat a estimé qu'elle pouvait être admise à titre provisoire à la condition, d'une part, qu'aucun moyen technique ne permette de prendre immédiatement des mesures alternatives moins attentatoires aux droits et libertés que l'interruption totale du service pour l'ensemble de ses utilisateurs et, d'autre part, que l'interdiction soit prise pour une durée n'excédant pas celle requise pour rechercher et mettre en œuvre des mesures alternatives. Après avoir relevé que le Premier ministre avait décidé l'interruption totale du service pour une durée indéterminée liée à la seule persistance des troubles à l'ordre public, sans subordonner son maintien à l'impossibilité de mettre en œuvre des mesures alternatives, il a estimé que le blocage de TikTok était illégal car il avait porté une atteinte disproportionnée aux droits et libertés invoqués par les requérants.

Cette décision du Conseil d'Etat, même si elle est de peu de portée pratique en l'espèce, vient incontestablement « enrichir » la théorie des circonstances exceptionnelles. L'avenir dira si, ainsi assortie de conditions supplémentaires peu compatibles avec les exigences du maintien de de l'ordre, cette théorie conserve, pour les pouvoirs publics, un véritable intérêt et ne conduit pas mécaniquement à étendre le champ d'application de l'état d'urgence tel que régi par la Ioi du 3 avril 1955.

 

Un article issu de La Lettre des Affaires Publiques - Mai 2025