Contentieux transfrontaliers : de la compétence judiciaire en matière civile et commerciale

Contentieux transfrontaliers : de la compétence judiciaire en matière civile et commerciale

Retour sur les 3 décisions de la Cour de cassation du 1er semestre 2024

 

  • Civ. 14-02-24, n° 22-22.209

Ce qu’il faut retenir :

La compétence de la juridiction du domicile du demandeur (France) pour les dommages résultant d'un acte illégal commis dans un autre État membre et consistant en une perte financière survenue sur son compte bancaire (dans une banque située dans la juridiction du demandeur, en l’espèce en France) ne peut pas être reconnue sur la base de ce seul critère.

 

Pour approfondir :

Le 14 février 2024, la chambre civile de la Cour de cassation a précisé le principe selon lequel, en matière délictuelle ou quasi délictuelle, « une personne domiciliée dans un État membre peut être attraite dans un autre État membre » : « devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s'est produit ou risque de se produire » (article 7 § 2 du Règlement (UE) n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, dit Règlement « Bruxelles I bis »).

 

La Haute Juridiction s’est ici fondée sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE, Mines de potasse d'Alsace, 30 novembre 1976, n° 21/76) selon laquelle lorsque :

  • - Le lieu où le fait susceptible d'entraîner une responsabilité délictuelle ou quasi-délictuelle, et
  • - Le lieu où ce fait a entraîné un dommage,

ne sont pas identiques, l'expression « lieu où le fait dommageable s'est produit » renvoie :

  • - Au lieu où le dommage est subi, et
  • - Au lieu de l'événement causal.

En revanche, le « lieu où le fait dommageable s'est produit » n’est pas :

  • - Le lieu où la victime prétend avoir subi un préjudice patrimonial,
  • - Par suite d’un dommage initial survenu et subi dans un autre État contractant.

(CJCE, Antonio Marinari, 19 septembre 1995, C-364/93).

Ce lieu n’est pas non plus celui du domicile du demandeur où serait localisé le centre de son patrimoine, au seul motif :

  • - Qu'il y aurait subi un préjudice financier,
  • - Du fait de la perte d'éléments de son patrimoine intervenue et subie dans un autre État contractant.

(CJCE, Rudolf Kronhofer, 10 juin 2004, C-168/02).

En effet, la compétence de la juridiction du domicile du demandeur, au titre de la matérialisation du dommage :

  • - Résultant d'un acte illicite commis dans un autre État membre, et
  • - Consistant en un préjudice financier se réalisant directement sur un compte bancaire du demandeur auprès d'une banque établie dans le ressort de ces juridictions,

est conditionnée à l’existence d'autres points de rattachement concourant à attribuer une compétence à ces juridictions (CJUE, Universal Music International Holding, 16 juin 2016, C-12/15).

 

Ainsi, la compétence d'une juridiction française ne peut être reconnue au seul motif que les virements bancaires ont été effectués à partir de comptes français, ouverts dans des banques françaises.

 

  • Civ. 13-03-24, n° 22-24.034

Ce qu’il faut retenir :

Le statut et les conséquences d'une clause attribuant à l'une des parties seulement la possibilité de saisir toute autre juridiction compétente que celle désignée dans ladite clause restent à déterminer par la Cour de justice de l'Union Européenne qui a été saisie de 3 questions préjudicielles.

 

Pour approfondir :

Une société française a ouvert, par l’intermédiaire d’une société financière française, plusieurs comptes auprès d’une banque privée ayant son siège au Luxembourg. Constatant une baisse importante de la performance de ses placements, la société française a assigné, en France, la banque luxembourgeoise et la société financière française, en paiement de dommages et intérêts.

La banque luxembourgeoise s'est prévalue d'une clause attributive de juridiction aux tribunaux luxembourgeois.

La société française a argué du manque de prévisibilité, objectif poursuivi par Bruxelles I bis, de cette clause attributive de juridiction. Cette clause réservait, en effet, à la banque luxembourgeoise uniquement la faculté d’agir devant « tout autre tribunal compétent ». En d'autres termes, la banque luxembourgeoise avait, en vertu de cette clause, le droit de choisir toute autre juridiction compétente que la juridiction luxembourgeoise. Cette clause asymétrique ne renvoyait cependant à aucune règle de compétence déterminée ou à aucun élément objectif suffisamment précis pour identifier la juridiction pouvant être saisie.

 

Dans une autre affaire (Civ., 13 avril 2023, n° 22-12.965) relative à la validité d'une clause attributive de juridiction asymétrique offrant à l'une seulement des parties la possibilité d'opter pour une juridiction de son choix, la Cour de cassation avait saisi la Cour de justice de l'Union européenne des questions préjudicielles suivantes :

1. Si la partie ne bénéficiant pas de cette option soutient que cette clause est illicite en raison de son imprécision et/ou de son déséquilibre, la question doit-elle être tranchée

  • - Au regard de règles autonomes tirées de l'article 25 § 1 du Règlement Bruxelles I bis, ou
  • - En faisant application du droit de l'Etat membre désigné par la clause ?

Autrement dit, cette question relève-t-elle, au sens de l'article 25 § 1, de la validité au fond de la clause ?

 

2. Dans le cas où la question doit être tranchée au regard de règles autonomes, l'article 25 § 1 du Règlement Bruxelles I bis doit-il être interprété en ce sens qu'une clause :

  • - Qui autorise une partie à saisir qu'un seul tribunal,
  • - Alors qu'elle permet à l'autre de saisir, outre ce tribunal, toute autre juridiction compétente selon le droit commun,

doit-elle ou non être exécutoire ?

 

3. Si l'asymétrie de la clause relève d'une condition de fond, comment faut-il interpréter le renvoi au droit de l'Etat de la juridiction désignée :

  • - Lorsque plusieurs juridictions sont désignées par la clause, ou
  • - Lorsque la clause désigne une juridiction tout en laissant à l'une des parties la possibilité de choisir une autre juridiction, et que ce choix n'a pas été encore fait au jour où le juge est saisi ?
  • - La loi nationale applicable est-elle celle de la seule juridiction explicitement désignée, peu important que d'autres puissent également être saisies ?
  • - Lorsque plusieurs juridictions sont désignées, est-il possible de se référer au droit de la juridiction effectivement saisie ?
  • - Eu égard au considérant 20 de Bruxelles I bis, la référence à la loi de la juridiction de l'État membre désignée doit-elle être comprise comme une référence aux règles matérielles de cet État ou à ses règles de conflit de lois ?

En l’espèce, la Cour de cassation a sursis à statuer jusqu’à ce que la Cour de justice de l'Union européenne rende sa décision.

 

  • Civ. 04-04-24, n° 22-23.881

Ce qu’il faut retenir :

En France, la procédure de reconnaissance/ de constatation de la force exécutoire des titres exécutoires étrangers (prévue à l'article 509-2 du Code de procédure civile) ne s'applique pas aux jugements rendus dans un autre État membre de l'Union Européenne pour des demandes introduites avant l'entrée en vigueur de ladite procédure.

 

Pour approfondir :

A la requête d’un avocat italien, le Tribunal de Milan a rendu, à l’encontre d’un footballeur professionnel français, une ordonnance d'injonction de payer une somme correspondant à des commissions dues au titre d'un mandat de représentation pour la négociation de contrats avec des clubs.

L’avocat italien a, par suite, sollicité une déclaration constatant la force exécutoire de cette ordonnance en France.

En vertu de l’article 39 du Règlement Bruxelles I bis, applicable aux actions judiciaires intentées à compter du 10 janvier 2015 (article 66 § 1 dudit Règlement) :

  • - Une décision rendue dans un Etat membre, et exécutoire dans cet Etat,
  • - Jouit de la force exécutoire dans les autres Etats membres, sans qu'une déclaration constatant cette force exécutoire soit nécessaire.

 

La Cour d’appel française a néanmoins infirmé la force exécutoire, en France, de l’ordonnance d'injonction de payer rendue le 28 avril 2021 par le Tribunal de Milan.

Les juges d’Appel ont, en effet, considéré que cette condamnation incluait la rémunération de la mise en relation, par l’avocat, du joueur avec un club français. Or, faute pour l'intermédiaire d'être titulaire d'une licence d'agent sportif délivrée par une fédération sportive française, cette activité est contraire à l'ordre public international français.

 

La Cour de cassation a cependant infirmé l'arrêt d'appel considérant que :

  • - L'ordonnance du juge italien ayant été rendue en réponse à une demande introduite le 22 avril 2021,
  • - Elle n'était pas soumise à la procédure de déclaration de force exécutoire en France, prévue à l'article 509-2 du Code de procédure civile français.

L’article 509-2 du Code de procédure civile prévoit que sont présentées au greffe du tribunal judiciaire les requêtes de reconnaissance ou de constatation de la force exécutoire, en France, des titres exécutoires étrangers en application du Règlement Bruxelles I bis.

La Cour de cassation a ainsi confirmé la force exécutoire de l'ordonnance rendue (le 28 avril 2021) par le Tribunal de Milan.

 

A rapprocher :