La Cour européenne des droits de l'Homme statue pour la première fois sur une situation de discrimination à rebours en matière fiscale
Ce qu'il faut retenir :
La Cour européenne des droits de l’homme admet que des contribuables se trouvant dans des situations purement internes puissent être fiscalement moins bien traités que ceux qui bénéficient du droit de l’Union, sans que cela constitue une discrimination prohibée. Une telle différence de traitement, dès lors qu’elle poursuit un but légitime et repose sur des critères objectifs, relève de la marge d’appréciation des États.
Pour approfondir :
Lorsque les règles fiscales applicables dans une situation purement interne sont moins favorables que celles qui régissent les situations transfrontalières relevant du droit de l’Union européenne, l’article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, combiné avec l’article 1er du Protocole n° 1 à la Convention, n’est qu’exceptionnellement invocable par les contribuables subissant une discrimination à rebours.
Dans un arrêt rendu le 22 mai 2025 au détriment de Madame de Galbert Defforey et de deux autres requérants (https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-243190), la Cour Européenne des Droits de l’Homme a en effet jugé que toute différence de traitement n’emporte pas violation de ces textes. Comme elle l’avait précédemment retenu, une différence de traitement n’est prohibée que « si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ». Et les États parties à la Convention jouissent alors « d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de traitement ». Cela étant, si l’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte, « il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ».
L’arrêt du 22 mai 2025 a conduit la Cour Européenne des Droits de l’Homme à appliquer ces principes pour la première fois en matière de discrimination à rebours. En l’espèce, les requérants se prévalaient de ce que la Cour de justice de l’Union européenne avait jugé, dans un arrêt du 18 septembre 2019 (affaires C-662/18 et C-672/18) que certains d’entre eux avaient provoqué, qu’au regard de la directive « fusions » dans ses versions successives (directive 90/434/CEE du 23 juillet 1990 puis directive 2009/133 du 19 octobre 2009), qui n’est applicable que si des opérations impliquent des sociétés de plusieurs Etats membres, il convenait, dans le cadre d’une opération d’échange de titres, « que soit appliqué, à la plus-value afférente aux titres échangés et placée en report d’imposition ainsi qu’à celle issue de la cession des titres reçus en échange, le même traitement fiscal, au regard du taux d’imposition et de l’application d’un abattement fiscal pour tenir compte de la durée de détention des titres, que celui que se serait vu appliquer la plus-value qui aurait été réalisée lors de la cession des titres existant avant l’opération d’échange, si cette dernière n’avait pas eu lieu ». De manière plus claire, l’objectif était, pour la Cour de justice, que les opérations européennes d’échanges de titres soient neutres d’un point de vue fiscal.
Les requérants avaient ensuite demandé que cette jurisprudence fût étendue aux situations purement internes, et que fussent ainsi évitées les discriminations à rebours (octroi d’un traitement fiscal défavorable aux contribuables se trouvant dans des situations purement internes par rapport aux contribuables qui sont protégés par le droit de l’Union européenne). A la suite du renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité que certains des requérants avaient encore provoqué, le Conseil constitutionnel avait toutefois refusé de considérer qu’une telle différence de traitement méconnaissait le principe d’égalité, au motif que les situations purement internes sont différentes des situations européennes (décision 2019-832/833 QPC du 3 avril 2020).
Le principe constitutionnel d’égalité tel que mis en oeuvre par le Conseil constitutionnel étant insuffisamment protecteur, les requérants avaient ensuite invoqué, sans succès, le principe européen de non-discrimination devant les juridictions nationales, en se prévalant de l’article 14 de la Convention et de l’article 1er du Protocole n° 1 contre des commentaires publiés au Bulletin Officiel des Finances Publiques. Ils n’avaient toutefois pas convaincu les juridictions internes du bien-fondé de leur argumentation (V. notamment deux décisions du Conseil d’Etat du 31 mars 2021, dont la décision n°441918. – V. également une ordonnance de non-admission du 21 octobre 2022). Consécutivement, ils ont saisi la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui, dans l’arrêt du 22 mai 2025, a incidemment estimé qu’un contribuable qui a contesté des commentaires administratifs jusque devant le Conseil d’Etat a épuisé les voies de recours internes, avant de statuer au fond dans le même sens que le Conseil d’Etat.
Après avoir rappelé sa jurisprudence traditionnelle relative à l’encadrement des discriminations, la Cour a jugé que s’il existait en l’espèce une différence de traitement entre les situations européennes et les situations purement internes, celle-ci était justifiée par la nécessité, s’agissant du traitement favorable prévu dans les situations européennes, de respecter le droit dérivé de l’Union européenne, de sorte qu’un « but légitime » était certainement poursuivi. Elle a ensuite constaté, d’une part, que la différence de traitement ne dépendait pas de la nationalité des contribuables, mais de la nature des opérations réalisées, et, d’autre part, que le droit fiscal fait « partie du noyau dur des prérogatives de la puissance publique » : ceci lui a permis de dire pour droit que la France disposait d’une importante marge d’appréciation pour décider si les situations purement internes et européennes devaient être traitées de manière identique ou différente.
Enfin, s’agissant de l’existence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, la Cour a estimé qu’en matière d’imposition des échanges de titres, il existe différents degrés de neutralité fiscale, et que la différence entre les situations européennes et les situations purement internes tient à l’intensité de la protection plutôt qu’à l’existence d’une protection réservée aux premières situations. Autrement dit, la Cour admet qu’il est possible de traiter différemment des contribuables qui se trouvent dans des situations identiques si les différences ne sont pas trop importantes, ce qui n’est pas la solution la plus rigoureuse qui soit.
Fondée sur l’idée étonnante selon laquelle la neutralité pourrait connaître plusieurs degrés, la motivation retenue par la Cour Européenne des Droits de l’Homme et, avant elle, par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat, ne convainc pas. Sans doute ces juridictions ont-elles voulu dire, en réalité, que le principe d’égalité et le principe de non-discrimination n’impliquent pas de traiter tous les contribuables de manière exactement identique, et que les discriminations à rebours sont donc compatibles avec des principes supérieurs. Mais cette solution ne convainc pas davantage, et il serait bienvenu d’appliquer les principes et raisonnements qui avaient heureusement guidé le Conseil constitutionnel dans l’affaire Metro Holding (décision n° 2015-520 QPC du 3 février 2016) où fut reconnu pour la première fois, avant son abandon, le principe d’égalité corrélative.
Un article extrait de La Lettre de la Fiscalité - Juin - Juillet 2025