Renvoi préjudiciel : la Cour de cassation interroge la CJUE sur la possibilité d’invoquer la clause attributive de juridiction pour le tiers bénéficiaire d’une stipulation pour autrui
Cour de cassation, 1ère Chambre civile, 9 octobre 2024, n°22-22.015
Ce qu'il faut retenir :
La 1ère chambre civile de la Cour de cassation a sursis à statuer, afin de poser quatre questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « CJUE »), concernant l’interprétation de l’article 25 du Règlement européen n°1215/2012, dit « Règlement Bruxelles I bis » par rapport à la possibilité pour le bénéficiaire d’une stipulation pour autrui d’invoquer la clause attributive de juridiction.
Pour mémoire :
En vertu de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’UE, les juridictions des Etats membres de l’UE peuvent surseoir à statuer afin de poser une question à la CJUE, dite « question préjudicielle », notamment sur l’interprétation des textes européens. Cette possibilité se transforme en obligation lorsqu’une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont la décision n’est pas susceptible de recours.
L’objectif des questions préjudicielles est notamment d’avoir un arrêt de la CJUE, applicable dans tous les Etats membres, permettant d’unifier le droit et de prévenir les solutions divergentes.
Le Règlement Bruxelles I Bis est un texte européen permettant de déterminer la compétence juridictionnelle des Etats membres, en matière civile et commerciale, lorsqu’a minima une partie à son domicile sur le territoire d’un Etat membre.
Quant à la stipulation pour autrui, en vertu de l’article 1205 du Code civil, il s’agit d’un contrat par lequel « l’un des cocontractants, le stipulant, peut faire promettre à l’autre, le promettant, d’accomplir une prestation au profit d’un tiers, le bénéficiaire. ».
Pour approfondir :
Dans cette affaire, une société holding d’un groupe était détenue par quatre actionnaires institutionnels, composés d’une société néerlandaise et de personnes physiques (dirigeants ou salariés).
Le 30 janvier 2015, dans le cadre d’une opération de « Leveraged buy-out » (rachat avec effet de levier), un mécanisme d’intéressement avait été conclu entre les cadres dirigeants et le président du directoire de la société. Ce mécanisme prenait la forme d’un accord de rétrocession d’une partie du prix de vente par les actionnaires institutionnels.
Cet accord prévoyait également le mode de calcul de la rétrocession et que le président du directoire, en concertation notamment avec la société néerlandaise précitée, devait désigner les bénéficiaires et déterminer la répartition entre eux du montant de la rétrocession.
Cet accord comportait une clause attributive de juridiction qui désignait le Tribunal de commerce de Paris comme étant la juridiction compétente en cas de litige.
La société néerlandaise avait refusé d’appliquer l’accord de rétrocession. Ainsi, le président du directoire et les autres bénéficiaires ayant été désignés l’ont assigné devant le Tribunal de commerce de Paris en exécution de cet accord et en paiement de dommages et intérêts.
La société néerlandaise a soulevé l’exception d’incompétence du Tribunal de commerce de Paris à l’égard des bénéficiaires désignés, car ceux-ci n’étaient pas parties à l’accord de rétrocession stipulant la clause attributive de juridiction.
Le Tribunal de commerce de Paris a rejeté cette exception d’incompétence. Par arrêt du 16 juin 2022, la Cour d’appel de Paris a confirmé le jugement du Tribunal.
La société néerlandaise s’est alors pourvue en cassation pour violation des articles 4,7 et 25 du Règlement Bruxelles I bis.
La société néerlandaise soutient que seul le bénéficiaire nommément désigné au contrat peut se prévaloir d’une stipulation pour autrui, ce qui n’est pas le cas en l’espèce puisque les bénéficiaires ont été désignés à la suite de l’accord du 30 janvier 2015.
La société néerlandaise soutient, également, que le bénéficiaire d’une stipulation pour autrui ne peut invoquer une clause attributive de juridiction prévue par le contrat uniquement si cette clause fait elle-même l’objet d’une stipulation pour autrui.
En réponse, les bénéficiaires invoquent l’arrêt « GERLING » du 14 juillet 1983 de la Cour de justice des Communautés européennes qui, en matière d’assurance, n’avait pas assimilé le bénéficiaire d’une stipulation pour autrui, même non-identification au moment de la conclusion du contrat, à des tiers au contrat.
Ainsi, les bénéficiaires soutiennent que le bénéficiaire d’une stipulation pour autrui peut se prévaloir de l’ensemble des droits qui résultent de cette dérogation, sauf clause contraire.
Par conséquent, la Cour de cassation est confrontée à la question suivante : le bénéficiaire d’une stipulation pour autrui, non-identifié au moment de la conclusion du contrat, peut-il se prévaloir de la clause attributive de juridiction rédigée au sein du contrat ?
Dans le cas qui se présente devant la Cour de cassation, les parties sont des ressortissantes de plusieurs Etats membres.
Ainsi, pour tenter de répondre à cette question, la Haute juridiction a analysé le droit de l’Union européenne et plus précisément l’article 25 du Règlement Bruxelles I Bis qui envisage le cas d’une clause attributive de juridiction.
Puis, la Cour de cassation a examiné également la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes rendue dans ce domaine, dont l’arrêt GERLING précité.
Poursuivant son raisonnement, la Cour de cassation a étudié le droit français, notamment le régime de la stipulation pour autrui. La Haute juridiction retient qu’en principe, la stipulation pour autrui est valable si son bénéficiaire peut être déterminé au jour où elle prend effet et qu’elle fait naître au profit du tiers bénéficiaire un droit propre et direct contre le promettant.
La Cour de cassation ajoute qu’en théorie, la stipulation pour autrui ne saurait mettre à la charge du bénéficiaire une obligation contractée par d’autres parties, mais que ce dernier peut, s’il l’accepte, être tenu par certaines obligations.
Par conséquent, la Cour de cassation, par son arrêt du 9 octobre 2024, a décidé de surseoir à statuer afin d’interroger la CJUE sur (i) la portée de l’arrêt GERLING et (ii) la portée de l’article 25 du Règlement Bruxelles I Bis.
Ainsi, la Cour de cassation a posé les quatre questions suivantes :
« 1. L’article 25 du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (Bruxelles I bis), doit-il être interprété en ce sens que, lorsqu’un contrat comporte une stipulation pour autrui, l’invocabilité, par le tiers bénéficiaire de cette stipulation, de la clause attributive de juridiction insérée dans ce contrat, relève du droit applicable au contrat ou d’une règle matérielle tirée de cet article ?
2. Dans la seconde hypothèse, l’article 25 du règlement Bruxelles I bis, doit-il être interprété en ce sens que lorsqu’une partie à un contrat souscrit un engagement à l’égard d’un tiers, la clause attributive de juridiction prévue par le contrat peut, quelle que soit la nature du contrat, être invoquée par le tiers contre les parties au contrat ?
3. L’article 25 du règlement Bruxelles I bis doit-il être interprété en ce sens que la clause attributive de juridiction, insérée dans un contrat qui définit une catégorie de bénéficiaires des engagements souscrits par les parties et fixe la procédure de désignation de ces bénéficiaires, est invocable, contre des parties au contrat, par un tiers, qui n’est pas nommément désigné par ce contrat et qui revendique la qualité de bénéficiaire de la stipulation pour autrui ?
4. L’article 25 du règlement Bruxelles I bis doit-il être interprété en ce sens que l’invocabilité d’une clause attributive de juridiction par le bénéficiaire d’une stipulation pour autrui est subordonnée à l’indication expresse, dans le contrat, que la stipulation pour autrui s’applique à la clause attributive de juridiction ? »
La CJUE statuera sur ces questions, ce qui permettra à la Cour de cassation de rendre sa décision.
Un article rédigé par Johanne Amable du département Concurrence, Distribution, Consommation